vendredi 11 février 2011

Le Passeur



On voudrait, pour ce pas qu'il doit franchir
- si l'on peut parler de franchir
là où la passerelle semble interrompue
et l'autre rive prise dans la brume
ou elle-même brume, ou pire: abîme -
dans ce vent barbelé,
l'envelopper, meurtri comme il l'est, de musique...

Et ce n'est pas qu'aucune musique protège
de pareilles morsures;
plutôt qu'elle soulève, qu'elle incline différemment
et qu'elle semble dire, quelquefois:
"Où je vous porte, si vous m'écoutez,
le pire froid, la pire ombre ne sont bientôt plus
que vielles hardes par vous oubliées
comme peau de serpent dans les pierres après la mue,
l'inouï dont je suis l'écho répercuté
par les sombres parois grandit et gagne,
comme vous avez vu gagner le jour
sur les replis les profonds de la vallée..."

Se pourrait-il qu'ainsi enveloppé
il cesse de trembler
et ne soit plus rompu et terrassé qu'en apparence?

Vous, lentes voix qui vous nouez et dénouez
dans le ciel intérieur,
si vous ne mentez pas, enlevez-le dans vos mailles
plus limpides que celles de la lumière sur les eaux.

(Poème de Philippe Jaccottet dans le recueil Pensées sous les Nuages, publié dans A la lumière d'hiver (Poésie/ Gallimard)
Le tableau fait ce jour même.

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